L’allégorie engagée

Prenez deux univers totalement étrangers l’un à l’autre, les contes d’Andersen et les guerres qui ravagent le Moyen Orient et cherchez leurs connections possibles. A priori il n’y en a aucune. Mais Sara Badr Schmidt est une artiste qui établit des connexions là ou le commun des mortels ne voit que des murs ou des frontières. Très marquée par les guerres du Liban qui ont ravagé son enfance, elle l’est encore plus de voir le spectre du conflit rattraper l’Europe et faire peser sur nos rues une menace terrifiante. C’est l’enfant en elle et la mère de deux enfants qui a inspiré cette installation. En choisissant La princesse au petit pois, elle fait coup double : elle évoque une merveilleuse histoire et la détourne pour la mettre au service de nos angoisses actuelles. Car la petite fille juchée sur une pile de matelas est allongée sous un obus vert comme un petit pois qui repose sur le sommier du lit. Le matelas, symbole du réfugié ou du sans abri – à défaut d’avoir un toit, il faut avoir au moins de quoi s’allonger – est une protection dérisoire contre les bombes qui viennent du ciel ou des canons. Rien ne montre mieux la vulnérabilité de l’enfant que ce mannequin posé en hauteur et que menace un engin de mort en suspension.

Mais quand la maison, l’habitat ne protègent plus de la folie des hommes, il reste l’évasion par le regard tourné vers le ciel. Ces caissons lumineux  au nombre de cinq sont des photos de Beyrouth prises au même moment dans cinq quartiers différents de la ville. Les hommes s’entretuent alors qu’ils partagent la même planète, la même nature, le même climat. Quand les tueries se déclenchent et dégénèrent en guerre civile, il faut commencer par rappeler l’essentiel : ce que les hommes partagent en commun, c’est leur appartenance au vivant, aux éléments. Et le merveilleux tapis qui supporte les matelas, élément essentiel de la maison libanaise, reflète le ciel, les nuages, le cosmos comme une image inversée. Là, le bleu est l’image apaisante de la concorde quand le  vert du boulet incarne la folie, la haine et le meurtre. La guerre arrive toujours dans ce ciel bleu par un petit nuage, d’abord inoffensif et invisible et qui s’assombrit puis crache bientôt sa mitraille. Les ferments de division, semble nous rappeler Sara, sont d’abord minoritaires puis sèment les germes de l’hostilité dans l’ensemble des sociétés. Ce pourquoi le substantif « ensemble » est devenu l’un des mots les plus compliqués à comprendre dans toutes les langues.

Il se dégage de cette installation un sentiment  de paix profonde et presque de sérénité. Les matelas, les tapis invitent au repos surtout quand il s’agit d’une petite fille immergée dans un de ces sommeils inaltérables dont les enfants ont le secret. Mais le repos ni la méditation ne sont possibles quand la guerre menace. Sous nos paupières fermées rôde le spectre des meurtres de masse, de la folie du fanatisme, des conversions forcées, des communautés hostiles prêtes à massacrer leurs voisins pour apaiser leur rage. Sara Badr Schmidt a fait ici un choix esthétique paradoxal : représenter la violence par la douceur, le rouge du sang par le bleu du ciel, la pluie des obus par le vol des oiseaux. Elle ne rivalise pas comme tant d’artistes dans l’étalage des cadavres, l’exposition des ruines, la photographie des mutilés, des blessés. Elle évite tout expressionnisme sanglant et reste dans un symbolisme de la sobriété. Elle recrée la guerre par l’image d’un bonheur possible. C’est ce parti pris qui fait la force de son travail : l’œil est d’abord désarmé. Croyant entrer dans un univers familier il découvre peu à peu les réalités cachées par ce décor et comprend que les deux peuvent cohabiter en toute quiétude. Un peu comme ces villages situés à quelques centaines de mètres de la ligne de front et ou la vie se poursuit, immuable alors que les combattants s’égorgent non loin. Mais cette douceur n’en est que plus inquiétante. Elle ne calme pas, elle montre la contamination des deux mondes par le même virus de l’aversion et des tueries. Nous devenons tous ainsi, par la magie  de cette représentation, des princesses au petit pois, impuissants et vulnérables face au crime qui avance. Et quelle que soit la hauteur des matelas que nous empilons pour nous protéger, la mort s’insinue, atroce, prête à frapper ses proies, insatiable et gourmande.

Pascal Bruckner, philosophe et écrivain, Juin 2017